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Faulkner à la folie
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9 mai 2011

Article

 http://www.lepoint.fr/archives/article.php/7359

Faulkner le visionnaire

On plonge et on s'abîme dans Faulkner. Tout a été dit de cette œuvre gigantesque construite entre 1926 et 1945, pour l'essentiel. On se souvient du choc en ouvrant "Le bruit et la fureur", quand on croit entendre la pulsation de l'été accordée aux pulsions criminelles d'un personnage qui semble gémir sous les arbres devant la beauté du monde; ajoutez l'innocence des petites filles et la solitude qui monte en soi. C'est cela, d'abord, Faulkner. Un désespoir sur la destinée humaine associé à un immense courage devant sa machine à écrire. Faulkner est dans son œuvre comme Michel-Ange dans la Sixtine. Il écrit "Sanctuaire", "Tandis que j'agonise", l'incroyable "Pylône", et ce délirant poème à l'amour, "Les palmiers sauvages".

Rivière à ses débuts, l'œuvre devient delta, s'élargit, se creuse, un immense pays apparaît, le comté de Yoknapatawpha (vieux nom indien) sous lequel s'assemble l'humanité que Faulkner observe depuis son plus jeune âge. Viendront alors les incroyables plaques de prose, "Lumière d'août", "Absalon! Absalon!", "Les invaincus", qui sont rassemblés dans le Pléiade qu'on publie ces jours-ci.

Ici, enfin, toute l'humanité rassemblée dans les couleurs crues d'un village du Mississippi, Oxford. Dans la poussière et le soleil, hommes, femmes, enfants, putes, avocats, esclaves noirs, parents, meubles, nourriture, vagabonds, baratineurs, bestiaux, comme si, depuis la défaite de la guerre de Sécession, Faulkner était descendu dans ce jardin en ruine pour regarder ce coin de terre devenu maudit et en dissolution.

Lui, Faulkner, tient. Seul. Droit. Scribe et mémoire d'un peuple qui disparaît.

Né en 1897, il écrit sans discontinuer, sans désemparer, ce crépuscule interminable d'une nation, l'agonie de son Sud livré aux industriels du Nord et à l'économisme sauvage. Les valeurs morales disparaissent après la guerre de Sécession: comme les gens, comme les espèces végétales, comme les souvenirs, comme la jeunesse. Il écrit cette espèce de vaste brigandage qu'est la vie, mais il ne le fait pas en esthète, il le fait comme un anthropologue.

On peut dire que, dans ce sens, Faulkner, comme Balzac, écrit les mœurs d'un peuple, mais il le fait au temps de Freud, en prenant comme source d'inspiration la mystérieuse chambre noire d'un trauma. Entre l'histoire de son Sud natal et le trauma intime et secret de l'individu Faulkner, il y a osmose. Langue folle et vraie. Il écrit littéralement comme un fou, d'où cette puissance visionnaire, ce sentiment exaltant d'être au cœur des ténèbres. Un homme se fait violence à lui-même dans l'écriture pour ne pas collaborer à l'anéantissement de ses ancêtres. Il y a, ainsi, une vaste chambre noire, une camera obscura qui brise les repères, les temps, les logiques, les psychologies. Le temps retrouvé...

Un monde happé par ses délires

Il les observe, Faulkner, ces hommes du Mississippi, juges véreux ou putes indécentes, paysans couleur de rouille ou hommes d'affaires cyniques (les Snopes) et il voit au-delà des apparences; il voit que ces hommes "éduqués" sont des animaux, des fantômes qui affrontent la malédiction biblique de la sexualité. On perd souvent pied dans Faulkner; tant mieux: comme dans Dostoïevski, les passions resurgissent, enchevêtrées, sans pudeur. Elles s'épanouissent dans leur sève, imprévisibles, en viol, en meurtre, en Ku Klux Klan; hors des chronologies savantes et des heures d'horloge minutées.

Lisez dans ce Pléiade "Les invaincus"; écoutez ces après-midi au bord des rivières, entrez dans ces enclos à bétail qui, justement, laissent entendre que ce sont les hommes qui sont enclos, bétail sous un ciel vide. Laissez-vous emporter par cette langue sauvage, inconnue, triomphante. Un homme nous parle, dort et rêve, bouche d'ombre. L'enchantement. On affleure et on entend une partie de l'Inconscience humaine, de l'Eros humain...

Le visage familier s'efface avec le soir et réapparaît dans les cendres de la nuit, disparaît dans le plein soleil, resurgit dans les sous-bois, un zone aquatique, un marais. Flottent et se diluent les reposantes idées humanistes européennes.

Les personnages sont des traces noires, des fragments, des éclats brûlés, des silhouettes érodées, mangées. Tout le monde est happé par ses délires, ses peurs, son vide inconsolé, ses craintes. Le temps est devenu une immense déglutition, une autodévoration dans laquelle criminels et innocents s'emmêlent à l'infini. Les histoires d'amour sont souvent réduites à leur cri sexuel. Quel écho douloureux le long des pages et des chapitres, comme si, à chaque fois, la brûlure, la blessure étaient le seul point fixe, sans tendresse ni confiance.

C'est encore entre nounous noires et enfants, entre silences d'aristocrates et cuisinières qui allument le feu que passent les plus belles ondes, non pas d'amour, mais de courtoisie humaine. On n'en finirait pas avec Faulkner, notamment sur cette idée religieuse que le monde est en chute libre, mais que, dans cette chute biblique, on rencontre des images paradisiaques: un estuaire en automne, des jeunes filles, le scintillement du Mississippi.

Les notes de présentation apportent un flot de renseignements. Sur les manuscrits, les circonstances, les variantes, les secrets du texte.

Pour compléter la publication: les lettres de Faulkner à sa mère, de 1918 à 1925. La naissance d'un jeune homme fou d'aviation qui veut devenir un héros comme Guynemer, au moment même où s'achève la guerre, en 1918. Il y a aussi les photos de Faulkner dans l'album Pléiade, avec un commentaire net, simple, de Michel Mohrt. En peu de mots, il suggère beaucoup sur les échecs sentimentaux de ce petit homme à moustache qui ressemblait autant à un paysan d'Auvergne qu'à un gentleman-farmer du Sussex. Il faut voir son oeil vif, froid, fixe, son attitude raide pour comprendre que nous sommes devant le gardien d'un univers où ne compte que le combat du chagrin et du néant...

Jacques-Pierre Amette

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